À LA BELLE INCONNUE
Lorsque je t’ai croisée pour la première fois,
J’avais onze ou douze ans mais pas plus, je crois.
Mes yeux avaient été saisis par ta beauté
Et mon cœur de gamin n’avait pu résister.
Nous faisions le trajet ensemble tous les jours ;
Tu allais travailler et moi suivre mes cours.
Rien ne laissait penser, dans mon comportement,
Que j’aurais tant aimé devenir ton amant.
Je t’ai connue d’abord à la saison du vent,
En tailleur bien moulant avec talons et gants ;
Et tes longs cheveux blonds, et ton doux maquillage,
Ont généré chez moi un merveilleux tapage.
Je t’ai connue ensuite à la saison du blanc.
Je me forçais beaucoup pour masquer mon tourment.
Je ne voyais alors que tes yeux et tes lèvres ;
Ca suffisait déjà pour me donner la fièvre.
Je t’ai connue aussi à la saison des fleurs,
En tenue plus légère et aux fraîches couleurs ;
Et tes mains et tes bras et tes jambes sans bas
Ont fait monter ma sève et m’ont mis en émoi.
Je t’ai connue encore à la saison du feu,
En jupette à bretelles et en tissu soyeux.
Ta poitrine opulente et ta croupe cambrée
M’ont donné le vertige et à blanc m’ont chauffé.
Tu vois, chère inconnue, mon désir a duré
En hiver, au printemps, en automne, en été,
Et durant des années tout s’est perpétué,
J’étais rempli d’envie mais je n’ai pas osé.
Pas osé car tu aurais pu être ma mère
Et ton corps est demeuré pour moi un mystère.
Mon œil était flatté par tes jolis contours
Mais c’est à l’intérieur que l’on cueille l’amour !
A seize ou dix-sept ans, cette histoire s’est finie ;
Tu aurais pu alors courir vers mon oubli.
Mais au lieu de cela tu as continué
A charmer ma mémoire par delà le passé.
Bien après vingt-cinq ans, un jour, je t’ai revue.
Je me suis approché et, sans effort, j’ai pu
Te parler posément tout en te regardant
Et tu m’as répondu tout en me souriant.
Et soudain, j’ai repassé toutes ces années
Où je t’ai côtoyée, admirée, vénérée ;
Mais je ne t’ai rien dit et conservé secret
Ce grand déchirement, ce douloureux bienfait.
Aujourd’hui je suis père et marié de surcroît,
Mais je me souviens bien de cette folle croix
Que tu avais plantée dans mon doux cœur d’enfant,
Dans mon doux cœur d’ado, dans mon doux cœur de grand… !
Robert FAUCHER, le 19 août 2004.