LE FERME DE MON ENFANCE
Aux confins de la Loire, frontalier de l’Ardèche,
Il existe un village qu’on appelle Saint Appo,
Mais par simple apocope car l’usage du vrai mot
Est Saint-Appolinard, mignon comme une crèche.
C’était en cinquante-sept et au septième mois ;
Ma mère était enceinte et tout près d’accoucher.
Pour la laisser tranquille on m’avait emmené
Passer là quelques jours pour un séjour de choix.
Et moi j’avais six ans lorsque j’étais parti
Avec ma mamie Jeanne, la maman de maman,
Et je ne savais pas, alors petit enfant,
Que tout serait gravé, à jamais, pour la vie.
J’étais un citadin, mais la ville, en ce temps,
Offrait aux habitants un charme très humain.
On voyait peu d’autos, on aimait ses voisins,
On respectait les autres qui en faisaient autant.
Malgré une qualité de vie que j’adorais,
Et malgré mon jeune âge, j’avais pu constater
Que la ville et le bourg étaient différenciés
Par la fraîche campagne, les fleurs et les forêts.
C’est donc dans une ferme en pleine activité
Que j’ai vécu, un temps, au rythme paysan.
Mes yeux écarquillés n’étaient pas assez grands
Pour embrasser ce monde empreint de vérité.
Je me rappelle bien, comme si c’était hier,
De tout ce que j’ai vu, senti et entendu.
Et tous mes souvenirs, délicats, ingénus,
Resteront avec moi jusqu’à la mise en bière.
Je me rappelle bien de la ferme imposante,
Campée sur deux niveaux avec cour intérieure.
Et c’est là que les jours égrenaient le bonheur
Des hommes et des bêtes dans une vie si lente…
Je me rappelle bien de ces matins discrets,
Quittant tout doucement le monde de la nuit,
Où je me réveillais avec les premiers bruits
Que j’entendais, feutrés, de mon lit très douillet.
Et puis je me levais pour aller déjeuner
Dans la grande cuisine où s’affairaient les femmes ;
Et là, on m’amenait, sans que je les réclame,
Du bon lait frais tiré et du bon beurre fermier.
Et puis on me coupait de grosses tranches de pain,
Un bon vieux campagnard à la mie toute grise,
Sur lesquelles le beurre s’étendait à sa guise
Avec des confitures au goût vraiment divin.
Les journées s’écoulaient très pleines et très denses,
Et je participais aux travaux de l’été,
Dans cette ferme amie qui avait su m’aimer,
Et je savais très bien que c’était une chance.
Et avec mes cousins, on allait ramasser
Des légumes au jardin pour faire de bonnes soupes ;
Nous remplissions de fruits une très grande coupe ;
Les goûts et les couleurs étaient très raffinés.
Dans un coin de la cour, il y avait une soue ;
Les cochons en sortaient parfois pour gambader.
Ils grognaient sourdement et adoraient manger
Tout ce qu’ils rencontraient, y compris les cailloux.
Dans un autre recoin, il y avait les chèvres
Qui semblaient tout heureuses quand je venais, le soir,
Pour leur donner du sel, et j’adorais les voir
Approcher vers ma main leurs chaudes et douces lèvres.
Ca bêlait, ça grimpait, ça sautait dans l’enclos.
J’observais, médusé, leurs beaux yeux en amande
Foncièrement gentils et qui semblaient l’offrande
De leurs cœurs attendris, toujours purs, toujours beaux.
Et puis, juste à côté, c’était le poulailler
Où je prenais plaisir à courir de partout
Et à mettre en émoi, et à rendre un peu fous
Et les petits poussins et les gallinacés.
Ca n’était pas méchant, je voulais m’amuser,
Et puis ça durait peu, car j’aimais beaucoup voir,
Le calme revenu, sur les petits perchoirs,
Cette communauté en train de caqueter.
Plus loin, c’était l’étable au plafond un peu bas,
Avec toiles d’araignées et beaux nids d’hirondelles ;
C’était sale, c’était chaud, mais je la trouvais belle,
Et ses fortes odeurs ne me déplaisaient pas.
Il y avait un troupeau d’une dizaine de vaches.
J’étais impressionné par leur démarche lente
Et par leur poids énorme qui les rendait géantes ;
Je devenais alors un gamin un peu lâche.
Un jour de grand beau temps, les femmes décidèrent
De laver tous les draps ; alors, dès le matin,
Elles sortirent des baquets et des brosses à gros crins
Et allèrent s’installer dans le champ de derrière.
Et la journée durant, ça n’était que bruits d’eau
Et frottis appuyés, accompagnés de chants
Qui semblaient alléger le poids de ces instants
Très durs et fatigants sous un soleil très chaud.
Et malgré la chaleur, elles avaient préparé
Un grand feu de feuillages et de vieux bois très sec ;
Et je me demandais : « Qu’allaient-elles faire avec ? »
Tout ceci excitait tant ma curiosité !
Je ne questionnais pas ; j’observais en silence.
Et j’ai vu, stupéfait, sur les draps bien lavés,
Etaler de la cendre comme pour les souiller ;
C’était pour augmenter douceur et élégance !
Et puis un soir d’orage où il faisait très chaud,
Où de gros nuages jaunes s’étaient amoncelés,
Tout gorgés de grêlons prêts à tout ravager,
Les hommes décidèrent d’intervenir là-haut.
Et une fois encore, je n’avais rien compris.
Je les ai vus sortir des pics et des masses
Et des grosses fusées, et puis chercher la place
Qui conviendrait le mieux pour poser leur fourbi.
Ils plantèrent les pics dans le champ de derrière
Et fixèrent les fusées au sommet de chacun ;
Et puis ils envoyèrent, dans le ciel presque brun,
Leurs messages mécontents éclatants de lumière.
Et l’orage de grêle, plus loin, s’en est allé.
C’est alors que j’ai vu, radieux, sous les casquettes,
Des regards qui brillaient et qui voulaient qu’on fête
La victoire sur le sort qu’ils avaient conjuré.
Ils allèrent à la cave où de très gros tonneaux
Etaient remplis du vin que leur donnaient leurs vignes.
Et c’était là, vraiment, un honneur très insigne
Que de boire avec eux ce picrate un peu chaud.
Ils s’étaient attardés jusqu’à presque minuit,
A siroter ensemble cette infâme piquette,
Seulement éclairés par les flammes guillerettes
De deux ou trois bougies qui dansaient dans la nuit.
Un jour, le patriarche, personnage truculent,
M’emmena avec lui pour ratisser le blé
Resté dessus le champ, car s’étant détaché,
Des gerbes préparées par les hommes et les grands.
Nous y étions allés avec une charrette
Tirée par deux gros bœufs reliés par un joug ;
J’étais le plus heureux ; c’était rien, c’était tout !
Que de beaux souvenirs engrangeaient mes mirettes !
Le dimanche, tout le monde devait suivre la messe ;
Et nous partions ensemble à l’église du village,
Et chacun discutait et, sous un beau ramage,
Nous arrivions alors sur la grand’ place en liesse.
Les femmes tout en noir et en souliers vernis ;
Les hommes cravatés et bien rasés de près,
Avec leurs beaux gilets et leurs montres à gousset,
Tous étaient très fiers car tous étaient très bien mis.
L’exercice du culte une fois terminé,
Les femmes remontaient pour finir le repas,
Les hommes s’attardant dans le café du bas
Pour discuter le coup et boire des blancs limés.
Le repas du dimanche était impressionnant.
Pour l’énorme tablée, c’était un rituel.
Et c’était le seul jour où Dieu fut moins cruel
Tolérant que chacun prît un peu de bon temps.
Je me faisais discret, tous les sens en éveil,
Pour ne pas perdre un brin de toute cette vraie vie
Que j’avais découverte et qui m’avait ravi
Et brillait d’un éclat à nul autre pareil.
C’est surtout les senteurs qui m’avaient fasciné :
Le pain à la mie lourde et qui fleurait très bon
Emboîtant bien le pas au goûteux saucisson
Venu tout droit du porc gras tué en janvier.
Et ces belles salades, et ces fières pommes de terre,
Et ces haricots verts, ces superbes courgettes,
Et ces beaux petits pois amenés par cagettes ;
Je dévorais tout ça creusé par le grand air !
De tous ces beaux instants, j’ai voulu témoigner,
Car depuis leur vécu, je les ai dans le cœur,
Et souvent ils reviennent m’apporter le bonheur
Que mes vieux souvenirs semblent ressusciter…
J’étais petit garçon mais ma mémoire est telle
Que chacun des détails nourrissant ce séjour,
Dans ce coin de campagne tout imprégné d’amour,
Me revient de façon vraiment nette et très belle.
Et malgré les années, on dirait que le temps
Ne s’est point écoulé car il n’a pas couvert
Du voile de l’oubli ce passé encore vert
Et que j’ai adoré lorsqu’il était présent…
Robert FAUCHER, le 21 octobre 2004.